[Ce texte anonyme publié dans le journal anarchiste insurrectionnaliste anglais Wilful Disobediance il y a quelques années nous semble d’un intérêt tout particulier dans les débats qui agitent aujourd’hui les milieux anarchistes et anti-autoritaires au sujet du progrès technique et de la civilisation, en particulier vu la fascination néfaste que certaines théories primitivistes et autoritaires semblent produire ces derniers temps comme refuge au traditionnel gauchisme qui domine dans les luttes sociales. Néanmoins, et si nous ne souscrivons pas à l’idéalisation mystique de la nature humaine ni au rejet primaire de toute technologie qui semblent être les fondamentales du primitivisme, nous voyons comme nécessaire une critique anarchiste des notions de civilisation et de barbarie, aussi bien que du progrès technique dans une perspective révolutionnaire. En voici une première traduction en français.]
Une révolte non-primitiviste contre la civilisation
Si nous examinons l’essentiel du débat actuel dans les milieux anarchistes concernant la civilisation, la technologie, le progrès, l’anarchie verte contre l’anarchie rouge et ainsi de suite, l’impression qui nous est laissée est que la critique de la civilisation n’est apparue que récemment au sein de la pensée anarchiste et révolutionnaire. Mais cette impression est fausse, et dangereuse pour ceux et celles d’entre nous qui partagent une perspective révolutionnaire anticivilisationnelle.
En fait, une remise en cause révolutionnaire de la civilisation, de la technologie et du progrès peuvent être trouvées à travers l’histoire de la pensée révolutionnaire moderne. Charles Fourier et son utopie socialiste “Harmonie” contre la disharmonie de la «civilisation». Un certain nombre des plus radicaux des romantiques (William Blake, George Byron et Mary Shelley entre autres) étaient notablement sceptiques vis à vis de l’industrialisme et de sa raison utilitaire.
Mais nous pouvons ramener les choses à plus près en regardant chez les anarchistes du 19e siècle. Certes, Bakounine n’avait aucun problème avec la technologie industrielle. Bien qu’il ne partageait pas la foi quasi-mystique d’un Marx en la capacité du développement industriel à créer la base technique pour le communisme mondial, il n’a pas non plus vu quoi que ce soit d’intrinsèquement dominant dans la structure des systèmes industriels.
En fait, le destin de sa conception des travailleurs prenant en charge l’organisation de la société à travers leurs propres organisations économiques et industrielles était de devenir la base de l’anarcho-syndicalisme. Cette évolution, cependant, est basée sur un malentendu, puisque Bakounine a très clairement indiqué que cette organisation n’était pas quelque chose qui pourrait être développé sur une base idéologique en dehors de la lutte directe des ouvriers, mais plutôt que c’était quelque chose que les travailleurs pourraient développer pour eux-mêmes dans le cours de leurs luttes. Il n’a donc pas suggérer une quelconque forme organisationnelle spécifique pour cela. Néanmoins, les appels de Bakounine au «déchaînement des mauvaises passions» des opprimé-e-s et des exploité-e-s ont été vues par beaucoup de révolutionnaires plus raisonnable à cette époque comme un appel à la destruction barbare de la civilisation. Et Bakounine lui-même appela à «l’anéantissement de la civilisation bourgeoise», «la destruction de tous les États» et «l’organisation libre et spontanée de bas en haut, par le biais d’associations libres».
Mais un contemporain français de Bakounine, Ernest Coeurderoy, était lui moins conditionnelle dans son rejet de la civilisation. Il dit simplement: «Dans la civilisation, je végète, je ne suis ni heureux, ni libre, pourquoi alors devrais-je garder le désir que cet ordre d’homicide soit conservé ? Il n’y a plus rien à conserver de ce dont la terre souffre». Et il fit, comme d’autres révolutionnaires anarchistes à cette époque, tel Déjacque, appel à l’esprit barbare de destruction pour mettre un terme à la civilisation de la domination.
Bien sûr, pour la majorité des anarchistes à cette époque, comme dans la nôtre, la civilisation n’est pas remise en question, ni la technologie ou le progrès. La vision de Kropotkine de communisation «des usines, des champs et des ateliers» ou de Josiah Warren de la “vraie civilisation” ont inévitablement plus d’éccho pour qui n’est pas prêt à affronter l’inconnu et les critiques anarchistes de l’industrialisme et de la civilisation qui, souvent, n’offrent pas une vision claire de ce qui se passera après la destruction révolutionnaire de la civilisation qu’ils détestent.
Le début du 20ème siècle, et plus particulièrement le grand massacre connu sous le nom première Guerre Mondiale, a apporté avec lui un important renversement des valeurs. La foi dans l’idéal bourgeois du progrès a été soigneusement érodé et la remise en cause de la civilisation elle-même est un aspect important d’un certain nombre de mouvements radicaux dont le dadaïsme, le futurisme anarchiste russe et les débuts du surréalisme. Si la plupart des anarchistes les mieux connus (comme Malatesta, Emma Goldman, Mahkno et ainsi de suite) ont continué à voir la possibilité d’une civilisation industrielle libérée, d’autres anarchistes moins notoires ont eu une vision différente des choses. Ainsi, vers 1919, Bruno Filippi écrit:
“J’envie les sauvages. Et je vais leur crier d’une voix forte
«Sauvez-vous, la civilisation est à venir.»
Bien entendu, notre chère civilisation, dont nous sommes si fiers. Nous avons abandonné la vie libre et heureuse de la forêt pour cet horrible esclavage moral et matériel. Et nous sommes des maniaques, des neurasthéniques, des suicidés.
Pourquoi devrais-je me soucier que cette civilisation ai donné des ailes pour voler à l’humanité si c’est pour qu’elle puisse bombarder des villes, pourquoi devrais-je m’y intéresser si je connais chaque étoile dans le ciel ou chaque rivière sur la Terre ?
[…]
Aujourd’hui, la voûte étoilée est un voile de plomb à travers lequel nous avons vainement essayer de passer, et aujourd’hui il n’est plus inconnue, il est indigne de confiance.
[…]
Je me fous de leur progrès, je veux vivre et jouir.”
Maintenant, j’aimerai être clair. Je ne cherche pas par là à apporter sur la place publique la preuve que l’actuel mouvement anti-civilisationnel possède un héritage anarchiste légitime. Si sa critique de la réalité, que nous devons relever, est exacte, pourquoi devrions-nous préoccuper de savoir si elle s’inscrit dans un certain cadre de l’orthodoxie anarchiste ? Mais de Bakounine à Coeurderoy, Malatesta ou Filippi, tous les anarchistes du passé qui ont vécus dans la lutte contre la domination, ont bien compris qu’il ne s’agissait pas de chercher à bâtir quelque orthodoxie idéologique. Ils ont participé au processus de création d’une théorie anarchiste révolutionnaire et d’une pratique qui serait un processus continu. Ce processus a comporté des critiques de la civilisation, du progrès et de la critique des critiques de la technologie (et souvent dans le passé, ces critiques ne se sont pas connectées, de telle sorte que, par exemple, Bakounine a pu appeler de «l’anéantissement de la civilisation bourgeoise» et encore embrasser son prolongement technologique , l’industrialisme, et Marcus Graham pourrait appeler à la destruction de “la machine” en faveur d’une civilisation non mécanisée). Nous vivons dans des temps différents. Les paroles de Bakounine ou de Coeurderoy, de Malatesta ou Renzo Novatore, ou de l’un des écrivains anarchistes du passé ne peuvent pas être pris comme un programme ou une doctrine à suivre. Elles forment plutôt un arsenal à piller. Et parmi les armes de cet arsenal, il y a des béliers barbares qui peuvent être utilisés contre les murs de la civilisation, du mythe du progrès, du mythe depuis longtemps réfuté selon lequel la technologie peut nous sauver de nos malheurs.
Nous vivons dans un monde où la technologie a certainement perdu le contrôle. Comme la catastrophe suit la catastrophe, les paysages soit disant “humains” sont de plus en plus contrôlés et mécanisés, et les êtres humains sont de plus en plus conformes à leur rôle en tant que rouages de la machine sociale. Historiquement, le fil conducteur qui a traversé tout ce qu’il y a de meilleur dans le mouvement anarchiste n’a pas consisté en une foi dans la civilisation, la technologie ou le progrès, mais plutôt en le désir de chaque individu d’être libre de créer sa vie comme il ou elle le juge opportun dans le cadre de la libre association, en d’autres termes, le désir de réappropriation individuelle et collective de la vie. Et ce désir est toujours ce qui motive la lutte anarchiste.
A ce stade, il est clair pour moi que le système technologique est partie intégrante du réseau de la domination. Il a été développé pour servir les intérêts des dirigeants de ce monde. Un des buts principaux du système technologique à grande échelle est le maintien et l’expansion du contrôle social, et cela nécessite un système technologique qui est très largement auto-entretenu, en ne nécessite seulement qu’un minimum d’intervention humaine. Ainsi, un mastodonte est né. Le constat du fait que de nombreux progrès techniques n’avaient aucun lien inhérent avec la libération humaine a été déjà fait par de nombreux révolutionnaires à la fin de la Première Guerre mondiale. Certes, l’histoire du 20e siècle devrait avoir renforcé cette analyse. Nous voyons maintenant un monde physiquement, socialement et psychiquement dévasté, comme le résultat de tout ce qui a été appelé progrès. Les exploité-e-s et dépossédé-e-s de ce monde ne peuvent plus sérieusement désirer obtenir une part de ce gâteau en putréfaction, ni de prendre la relève en l’«auto-gérant».
La réappropriation de la vie doit avoir un sens différent dans le monde actuel. À la lumière des transformations sociales de ces dernières décennies, il me semble que tout mouvement anarchiste révolutionnaire sérieux se doit d’appeler à la remise en cause de l’industrialisme et de la civilisation elle-même, précisément parce que ne pas le faire risquerait de ne pas nous fournir les outils nécessaires pour reprendre nos vies en main comme étant les nôtres.
Mais mon point de vue anti-civilisationnel n’est pas une perspective primitiviste. Alors que celle ci peut effectivement être source d’inspiration pour examiner les aspects apparemment anarchiques et communistes de certaines cultures «primitives», je ne base pas ma critique sur une comparaison entre ces cultures et la réalité actuelle, mais plutôt sur la manière dont l’ensemble des différentes institutions qui composent la civilisation agissent conjointement pour me voler ma vie et la transformer en un outil de reproduction sociale, et comment elles transforment la vie sociale dans un processus productif ne servant qu’à maintenir les gouvernants et leur ordre social.
Ainsi, il s’agit essentiellement d’une perspective révolutionnaire, et c’est pourquoi je vais toujours faire usage de quelque chose dans cet arsenal qui est l’histoire de la théorie révolutionnaire et toute pratique qui peuvent améliorer ma lutte. Les peuples «primitifs» ont souvent vécu de façon anarchique et communiste, mais ils n’ont pas une histoire de la lutte révolutionnaire à partir de laquelle nous pouvons faire un état du butin des armes à notre disposition pour notre lutte actuelle. Cependant, celà étant dit, je considère les anarcho-primitivistes qui continuent à reconnaître la nécessité de la révolution et de lutte des classes comme mes camarades et complices potentiels.
La lutte révolutionnaire contre la civilisation du contrôle et du profit qui nous entoure ne sera pas une tentative raisonnable pour s’emparer des moyens de production. Les dépossédé-e-s de ce monde semblent commencer à comprendre que ce n’est plus une option pour la libération (si elle l’a jamais été). Si la plupart ne sont pas au clair sur qui ou quoi est précisément l’ennemi, la plupart comprennent qu’ils n’ont rien à dire à ceux du pouvoir, parce qu’ils ne partagent plus de langue commune. Nous qui avons été dépossédé-e-s par ce monde savons désormais que ne nous pouvons rien attendre de lui. Si nous rêvons d’un autre monde, nous ne pouvons pas exprimer ce rêve, car ce monde dans lequel nous vivons ne nous fournit pas les mots pour le dire. Et très probablement pas non plus pour la plupart des rêves en général. Ils ressentent juste la fureur de la dégradation continue de leur existence. Alors cette révolution, en effet, doit être la libération des «mauvaises passions» dont parlait Bakounine, les passions destructrices qui sont la seule porte d’une existence libre. Ce sera la venue des barbares annoncée par Déjacque et Coeurderoy.
Mais c’est précisément quand les gens savent qu’ils n’ont plus rien à dire à leurs dirigeants, qu’ils peuvent enfin apprendre à parler les uns avec les autres. C’est précisément quand les gens savent que les possibilités de ce monde ne peuvent rien leur offrir qu’ils peuvent apprendre à rêver l’impossible. Ce réseau d’institutions qui dominent notre vie, cette civilisation, a transformé notre monde en une prison toxique. Il y a tellement à détruire pour que la création d’une existence libre soit rendue possible. Le temps des barbares est à portée de main.
[…] Que les barbares se déchainent. Puissent-ils aiguiser leurs épées, qu’ils brandissent leurs haches de guerre, qu’ils frappent leurs ennemis sans pitié.Que la haine prenne la place de la tolérance, et puisse fureur prendre la place de la résignation, puisse l’indignation prendre la place du respect. Puissent les hordes barbares monter à l’assaut, de manière autonome, et de la manière qu’ils déterminent. Et puisse aucun parlement, aucune institution de crédit, aucun supermarché, aucune caserne, aucune usine ne jamais pousser à nouveau après leur passage. En face du béton qui s’élève à l’assaut du ciel et la pollution qui le recouvre, on puis dire avec Déjacque que «Ce n’est pas l’obscurité que les Barbares apporteront au monde cette fois, c’est la lumière.» –
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numero 1, volume4. Ré-édité sur insurgentdesire.org.uk le 20 Septembre 2009
http://lecridudodo.blogspot.com/2011/11/lascension-des-barbares-wilfull.html