« J’ai réalisé presque tous les rêves que j’avais, et souvent je fais la comparaison entre mon existence et l’ouvrier que j’aurais été si j’étais resté au village. Comme mes vieux camarades d’école, je serais aujourd’hui certainement marié et avec des enfants, obligé de travailler dix heures par jour pour faire vivre une famille. Crevé après le travail, je resterais là à fixer cette boîte idiote, confortablement assis en pantoufles, pour ensuite m’en aller au lit, mort de fatigue et détruit… Aujourd’hui, je ne serais probablement pas en prison.
Mais même s’il était possible de revenir en arrière, je ne changerais pas d’un millimètre la route que j’ai choisie. Que serait-il advenu de moi si la lumière de la lutte n’avait pas éclairé mon chemin ? »
On devine qui est Claudio Lavazza dès la première page de ce livre : les actions dont il est accusé parlent clairement. Un rebelle, un guerrier qui a participé, avec tant de jeunes de sa génération, à la tentative de changer la société et le monde, assumant toute la responsabilité de le faire avec les instruments qu’il estimait adéquats. Sa biographie n’est pas seulement un témoignage de plus sur la lutte armée de la fin des années 70 au début des années 80, mais c’est aussi le portait d’un homme qui, fait plutôt rare, dans la saison d’impitoyable répression du soulèvement armé en Italie, ne se réfugie pas à l’étranger pour s’arranger avec les promesses des gouvernements plus ou moins garantistes (qui garantissent les droits civils), n’accepte pas la condition de réfugié politique, mais poursuit sa lutte de l’autre côté des Alpes, en mettant en pratique avec une cohérence lucide, les principes de l’internationalisme prolétarien et en démontrant que, tout comme l’injustice et l’inégalité, l’urgence de les combattre ne connaît pas non plus de frontières.
Avec une discipline de fer et une détermination consciente, il ne pense pas à s’enrichir et à s’installer, bien que les expropriations pour lesquelles il a été condamné aient rapporté des butins plus qu’attrayants. Il poursuit sa lutte en affrontant les difficultés de chaque exilé et de tout individu pourchassé. Claudio ne veut pas que soit tiré un trait sur son expérience qu’il ne consi- dère jamais comme terminée, même quand, en décembre 1996 à Cordoue (Espagne), il est blessé dans une fusillade sur un braquage puis arrêté : son combat continue aussi à l’intérieur des murs. Dans cette « prison à l’intérieur de la prison » qu’est le régime FIES de l’État espagnol auquel il est soumis pendant une très longue période.
Une expérience plus que trentenaire qui unit sans revirements les luttes d’hier à celles d’aujourd’hui, avec une vision concrètement internationaliste et obstinément radicale. Radicale comme ces valeurs et ces désirs qui, malgré la peur et la résignation qui semblent régner en maîtres dans notre partie du monde, restent aujourd’hui encore indispensables, et chaque jour plus urgentes à réaliser.
A travers ses récits, encore une fois, Claudio nous transmet la force qui a animé ses combats, mise à rude épreuve d’abord par l’exil et par la prison ensuite, jusqu’à aujourd’hui, sans perdre cet enthousiasme qui lui a permis d’affronter, jour après jour, l’isolement et la torture de l’enfermement.
Un enfant pestiféré, Claudio. Un rebelle, anarchiste, guerrier, expropriateur, qui dans l’ardeur d’une bataille sans trêve, a su conjuguer ses qualités aux temps difficiles qui ont cours.
Avant propos
Ce n’est pas une tache aisée que de s’occuper de l’édition de l’autobiographie d’une autre personne. Du moins c’est notre cas, nous qui nous sommes sentis souvent mal à l’aise en y mettant la main, en en interprétant les phrases, les passages, cherchant à saisir de la manière la plus précise, c’est-à-dire celle de l’auteur, la clarté des concepts exprimés et la signification des choix narratifs. Une tache rendue encore plus compliquée par la traduction à plusieurs personnes du texte original, que Claudio a rédigé en castillan, auquel il a semblé nécessaire d’apporter une révision générale qui permette de relier les parties sur lesquelles chaque traducteur et traductrice est intervenu, et rendre donc le texte homogène et cohérent dans son intégrité.
En fin de compte, Claudio parle de lui dans ce livre, de comment il a grandi et s’est formé, des sentiments, des amertumes, des multiples facettes qui façonnent sa personnalité… pas uniquement des choix, des événements et de certains épisodes qui ont marqué son parcours extraordinaire (dans le sens d’hors du commun) de rebelle. Mais à quel point les idées et l’agir d’un révolutionnaire dépendent aussi des situations et des sentiments qui sortent du contexte des luttes ?
Nous ne pouvons concevoir l’existence de « fonctionnaires de la révolte » qui réussiraient à tenir séparés vie privée et engagement pour changer le monde. Et Claudio nous en donne une confirmation. Cela est donc utile pour ceux qui ont la curiosité de connaître moins superficiellement la personnalité et le vécu de celui qui écrit, de se plonger un minimum dans l’intimité des aspects caractéristiques et des expériences qui ne sont pas secondaires dans le parcours d’une vie. Par ailleurs, c’est Claudio qui, à travers son autobiographie, nous permet d’entrer dans sa vie, ou du moins jusqu’à la profondeur qu’il a jugé opportune, et qui nous révèle ses mondes, bien sûr mieux que ne peuvent le faire les dossiers des tribunaux qui le concernent, l’image qu’ont dessinée de lui les médias, ou encore sa réputation par on-dit qui circule parmi les compagnons.
Il s’agit d’une biographie qui couvre un laps de temps fortement significatif pour les transformations sociales, économiques et politiques qui nous ont amenées jusqu’à notre présent : des décennies que Claudio traverse dans l’enfance de l’après-guerre, dans la découverte de l’exploitation salariale lors des années du boom industriel, dans la jeunesse de la saison des grands mouvements de classe et de l’engagement à travers la guérilla de rue et la clandestinité. En s’enfonçant ensuite, après l’épuisement de l’expérience des organisations combattantes (ou du moins de celles auxquelles Claudio a participé), dans les années du soi-disant reflux, avec la quête obstinée et sans retour en arrière de nouveaux chemins de liberté, d’affirmation personnelle et de ses principes, à parcourir, le regard toujours tourné vers ceux qui combattent encore, un monde dans lequel semble avoir disparu le cri de révolte collective avec lequel Claudio a grandi et a entièrement mis sa vie en jeu.
Pour arriver aux années de l’enfermement, à l’énième terrain sur lequel, cette fois malgré lui, Claudio se trouve à s’investir tout entier, pas seulement pour ne pas succomber, mais au contraire pour se battre à la conquête de chaque goutte de dignité, de revendication théorique et pratique des idéaux d’une vie. Une captivité que Claudio rompt en se projetant dans l’interpréta- tion du contexte actuel des mouvements sociaux et révolutionnaires, et pas seulement de façon limitée à leurs spécificités de critique de la prison, se mesurant avec les dynamiques de lutte et avec les camarades qui y participent, en imaginant quelles voies nous pouvons finalement encore emprunter pour concrétiser, maintenant et dans les jours à venir, les rêves et les hypothèses de l’idéal anarchiste.
Claudio accompagne la narration d’une chronologie -du moins nous la définirions ainsi- réfléchie des événements, principalement relatifs aux mouvements de classe et à la lutte armée en Italie, qui insèrent ses vicissitudes personnelles dans le contexte plus général de la période pendant laquelle celles-ci ont eu lieu. Ce choix est dû au fait d’avoir principalement adressé cette autobiographie au mouvement antiautoritaire de la péninsule ibérique, un contexte dans lequel Claudio a rencontré un important manque de connaissance par rapport aux événements historiques de notre pays à cheval entre les années 60 et les années 80, et en particulier à propos des soi-disant années de plomb et du phénomène armé diffus dont il a lui même été protagoniste. Avec les mêmes motivations, étant donné qu’ici aussi on a tout fait pour mystifier les événements de ces années, il nous semble utile de profiter aussi de cette chronologie pour l’édition italienne.
Une autre raison qui motive la priorité de l’auteur à se tourner vers le mouvement espagnol réside dans le fait que –en-dehors du fait que Claudio soit enfermé dans les prisons de l’Etat espagnol depuis presque quinze ans– les circonstances mêmes de l’arrestation, la sienne et celle des trois autres compagnons en Andalousie, et les luttes successives dont il sera l’un des protagonistes contre le régime pénitentiaire FIES, peuvent être considérées, sans aucun doute, comme des étapes décisives dans le parcours du mouvement anarchiste de la péninsule ibérique. Ces événements et l’apport également théorique de Claudio depuis la prison ont certainement été déterminants tant dans la mise en discussion de l’anarchisme historique représenté par des organisations comme la FAI et la CNT, que dans la contribution au débat impétueux qui s’est déchaîné dans ces années en Espagne –souvent, il faut l’admettre, avec des malentendus, des interprétations et des prises de position maladroites– autour de l’apport théorique et pratique de l’insurrectionnalisme. Des moments qui ont assurément offert des occasions de mûrir à une génération de jeunes militants libertaires avides d’action, d’idées moins poussiéreuses que les habituels sermons sur l’Espagne de 36.
L’état d’esprit de Claudio qui se révèle dans la confrontation avec l’expérience de la lutte armée représente peut-être une des caractéristiques de son texte qui nous ont convaincu de proposer une édition en italien. Souvent, avec évidemment des exceptions notables, les textes qui circulent en Italie à propos des années de plomb, et surtout les écrits mis en circulation par ceux qui ont été partie intégrante de cette période, sont imprégnés d’une atmos- phère de défaite. Une reddition si ce n’est sur le terrain à cette époque – mais au moins a posteriori face à un système social, à un modus vivendi contre lequel ils s’étaient levés en armes. Il arrive ainsi fréquemment de tomber sur des bribes du passé d’hommes et de femmes, sur des souvenirs (aussi émouvants ou poignants soient-ils) pourtant lointains, qui resurgissent dans les paroles de celui qui se sent le rescapé d’une guerre qu’on a perdue.
Soyons clairs, chacun fait les comptes de son passé comme il le veut –tant qu’il ne balance pas les camarades de l’époque sur les bancs d’un tribunal, ou les idéaux et expériences qui font partie du patrimoine collectif du mouvement révolutionnaire– mais, comme le démontrent Claudio et d’autres compagnons, ceux qui sont encore en prison depuis ces années-là et ceux qui sont dehors et se sont replongés avec entrain dans les luttes du présent, il serait erroné de considérer ces expériences comme un chapitre clos de la vie de quelqu’un. Il nous a paru au contraire enthousiasmant de lire comment un homme traqué par la Loi et qui a perdu une grande partie des points de référence humains, projectuels et organisationnels autour desquels il a précédemment fait graviter son existence, s’évertue à trouver des chemins pour continuer à vivre et à lutter dans des temps qui ont changé, dans des conditions qui, autant qu’on puisse les prendre en compte, sont plutôt difficiles à prévoir.
Et puis, pour conclure, un dernier mais non moins important point de l’engagement de Claudio à raconter sa vie nous concerne, en tant que femmes et hommes qui haïssent les prisons et une société qui les considère comme nécessaires : la voix d’un reclus, d’un révolutionnaire qu’on voudrait condamner au silence et à l’oubli, fait irruption avec son vécu et ses messages dans la réalité que nous nous trouvons à vivre ici dehors, et revendique avec force que les compagnons derrière les barreaux ne sont pas enterrés vivants, mais font partie de nos affects, des parcours auxquels nous nous dédions, des espoirs de liberté auxquels nous devons déblayer le passage.
Bien sûr Claudio reste, comme il aime lui-même à le dire, un homme pestiféré, plus prompt à l’action qu’à la plume, et la biographie qu’il nous livre est peut-être, essentiellement, une exhortation à ne jamais se rendre à la résignation, à faire siens les succès et les erreurs des autres, à s’avancer sans hésitation sur les traces d’une vie qui mérite d’être vécue.
[Traduit de l’italien pour cette brochure : rabats et avant-propos à l’édition italienne de l’autobiographie de Claudio Lavazza, Pestifera la mia vita, ed. « Cassa antirepressione delle Alpi occidentali », « Cassa anarchica di solidarietà anticarceraria » di Latina, « El Paso » occupato, Centro di documentazione « Porfido » novembre 2011, 240 p.]
Italie (1980-1981)
L’attaque de la prison de Frosinone
Le vaste mouvement de luttes sociales né dans les années 60 en Italie, s’est répandu à l’intérieur des usines et des écoles. A la fin de 1969, la répression a augmenté avec la stratégie de la tension, des attentats perpétrés par les services secrets italiens (bombe de la place Fontana, le train Italicus, etc.), en une vaine tentative de provoquer un coup d’Etat pour restaurer le fascisme. Ce contexte poussa quelques formations extraparlementaires et des secteurs impliqués dans la lutte à se questionner sur l’opportunité d’utiliser la lutte armée et sur la violence comme moyen d’autodéfense. De ce débat naquirent, de 1969 à 1989, plus de cent organisations armées, pour être plus exact, cent-quatorze. Fin 1977, sous l’impulsion d’un fort mouvement autonome qui s’était développé à travers le pays, et face à la nouvelle réalité des prisons spéciales, se formèrent les PAC. (Prolétaires Armés pour le Communisme) soutenus par la revue Senza Galera (Sans Prisons). Je fus l’un de ses fondateurs. Parmi les membres de ce groupe, il y avait Cesare, un camarade issu du monde de la malavita qui s’était conscientisé chaque fois plus, jusqu’à avoir une des positions les plus avancées de cette époque, parce qu’il avait développé une forte composante anarchiste au cours de sa trajectoire. Cesare était mon ami. Sa sympathie débordante, sa spontanéité, son implication totale dans la lutte et ses points de folie, m’en faisaient le plus précieux des camarades.
Au cours des années suivantes, le nombre de membres des PAC s’est accru, leurs actions contre le monde carcéral aussi. Citons par exemple l’exécution, le 6 juin 1978, d’un adepte de la torture bien connu, Antonio Santoro, chef de sécurité de la prison d’Udine au nord de l’Italie, ou celle d’Andrea Campana, agent de la DIGOS (police politique), sans compter quelques autres visites à des personnages du monde carcéral.
Au début du printemps 1979, un bon nombre de camarades, Cesare et moi, sommes prisonnier(e)s… Les PAC se dissolvent. Six mois après mon incarcé- ration, j’eus la chance de sortir « faute de preuves », tandis que les autres res- taient enfermé(e)s, dont Cesare, avec la perspective de beaucoup d’années de prison, trente étant le minimum. Ma libération ne fut pas aussi joyeuse qu’on peut l’imaginer, du fait que beaucoup de mes camarades restaient en taule dans cette angoissante prison de San Vittore, à Milan. Je me souviens que lorsque j’ai vu l’avocat m’annoncer ma remise en liberté, j’eus une ex- pression de tristesse qu’il ne comprit pas. Il n’avait jamais vu pareille réac- tion au cours de toutes ses années d’avocat. Lorsque je suis descendu dans
la cour de promenade et ai annoncé ma libération, j’ai exprimé aux autres qu’avec eux je laissais derrière moi mes meilleurs camarades de lutte, leur promettant, les larmes aux yeux, que je reviendrais sortir de là ou de quelque autre lieu toutes les personnes qu’il serait humainement possible.
Je sortis de la prison début 1980. C’était l’hiver et il faisait très froid dans les rues de Milan. Cependant, le froid qui se répandait en moi du fait de cette solitude imprévue était bien supérieur.
En 1981, un groupe de militant(e)s provenant de diverses organisations combattantes formèrent les COLP (Communistes Organisés pour la Libération Prolétaire), se proposant de créer un réseau de solidarité avec les clandestins et pour la libération des prisonnier(e)s. Le point de départ fut quelques réflexions communes, comme d’élargir notre champ de vision, vu que le système menaçait chaque jour avec la prison toute forme de dissidence. Une autre raison pour laquelle est née la volonté de renforcer notre pratique d’attaque, où primait la libération des prisonnier(e)s comme point crucial de la confrontation, fut le fait qu’ils isolaient les prisonniers les plus combatifs dans des modules « spéciaux », afin de reprendre le contrôle sur les prisons, qui avaient été une authentique poudrière de révoltes et de protestations. Ces régimes spéciaux étaient, à la longue, synonymes d’anéantissement.
Avec les camarades qui formaient ce groupe particulier, on décida que la première libération serait celle de Cesare, qui se trouvait dans une prison du sud. La prison de Frosinone était située quasi dans le centre de la ville. Vue de dehors, elle présentait un aspect lugubre accentué par ses quatre guérites, dans lesquelles surveillaient des fonctionnaires armés. Les hauts murs qui l’entouraient cachaient la souffrance des prisonnier(e)s et rendaient difficile à deviner quoi que ce soit de l’extérieur. Le lieu ne permettait pas de rester beaucoup de temps stationnés, car le risque d’être contrôlés par les forces de sécurité était constant On en faisait continuellement le tour, afin de recueillir des informations sur les mouvements des gardes.
Au bout de six mois de longue préparation, on mit au point le plan d’attaque. Nous nous répartîmes le travail. La couverture de l’extérieur, qui consistait à la protection de mes amis, me revenait. Ce rôle m’était confié car j’étais celui qui avait le plus d’expérience dans l’usage et le maniement des armes à feu, c’est-à-dire dans ce cas, un fusil d’assaut.
Le temps passa et vint le moment où on ne pouvait pas attendre plus longtemps. Le camarade incarcéré courrait le risque d’être transféré d’un moment à l’autre, à cause de la politique de dispersion instaurée par les institutions pénitentiaires dans le but de compliquer toute tentative d’évasion. Ce qui était sûr, c’est qu’il ne manquait pas de prisons de sécurité où on pouvait le transférer, ce qui rendait quasiment impossible une quelconque libération. De plus, l’action prévue n’était pas facile. Il s’agissait de passer par la porte de service et, de là, à travers une petite porte qui se trouvait dans la salle où les familles remettaient les paquets de fringue et de nourriture, puis d’accéder aux dépendances intérieures. La salle d’attente serait probablement pleine de gens : hommes, femmes et enfants, les familles et amis des prisonniers. Quatre hommes et une femme se présenteront fortement armés sous les murs de la prison. Je resterai dehors, près de la voiture volée, pour assurer la sortie une fois l’opération terminée. Le principal danger pouvait se présenter sous la forme d’une patrouille qui, normalement, stationnait très près de l’entrée. Nous avions aussi localisé trois individus en civil avec des gueules de flic, tranquillement assis dans une Alfa Roméo de grosse cylindrée, habituellement utilisée dans ce genre de surveillance. Ils vivaient des temps difficiles à cause des vagues d’attaques armées contre les structures et individus de l’appareil politique et pénitentiaire. Ces mercenaires de l’Etat étaient donc entraînés pour tuer, et étaient armés de mitraillettes M.12, de pistolets et de gilets pare-balles. La possibilité d’un affrontement avec eux nous angoissait tous, il impliquait la mort. La chose se présentait sous un aspect lugubre.
Enfin arriva le moment de l’action.
Le 4 décembre 1981, l’aube était froide. Le soleil se leva au cours de la matinée, atténuant un peu notre état d’âme perturbé. C’était une sensation étrange. On pourrait difficilement décrire le monde intérieur de mes camarades, bien que je ne crois pas qu’il fut très différent du mien. Je me demandais plusieurs fois : « et si le maton n’ouvre pas la porte ? » On devra utiliser des explosifs pour la faire sauter, et alors, avec le bruit, aurons-nous assez de temps pour rentrer et sortir le camarade incarcéré ? Une infinité de questions se bousculaient dans mon esprit, provoquant des peurs qui n’avaient pas de raison d’être et amplifiaient celles qui étaient très réelles.
Nous arrivâmes vers 9h du matin, dans une voiture expropriée la semaine précédente. Nous nous sommes approchés de la prison, puis je suis descendu du véhicule pour m’approcher à pied. Mes camarades ont continué en voiture vers le parking, qui était situé face à l’entrée de la prison. Les visites avaient commencé, et les familles qui n’étaient pas encore rentrées et ceux qui accompagnaient les visiteurs se trouvaient dans ou hors des voitures, tuant le temps comme ils/elles pouvaient. Apparemment, tout était tranquille. Le mouvement des gens et des autos rendait très difficile la localisation de la flicaille, qui avait l’habitude de se mélanger aux passants. Pourtant, nous pûmes identifier la voiture des carabiniers, postée dans un angle de la prison, à la hauteur de la guérite. Là, et comme on l’avait prévu, il y avait trois civils. Pendant que mes camarades se garaient, je me plaçai à un endroit préalablement choisi, d’où on pouvait avoir une vision globale de la scène où allaient se dérouler les faits. Je portais à la ceinture un revolver et, pendu à l’épaule, un sac dans lequel était caché le fusil.
La peur finit par disparaître, et tout devint un peu irréel. Sans effort, les sens s’aiguisaient devant l’imminence de l’action.
Mes quatre camarades sortirent de la voiture. Ils traversèrent la rue et se dirigèrent vers l’entrée. Tout se déroula très vite. On ne pouvait se permettre aucune hésitation par peur d’être reconnus. La compagne et un compagnon se rapprochèrent du responsable et lui remirent un colis avec un faux nom de prisonnier. Attentant, les autres deux se mélangèrent aux visiteurs… L’action avait commencé.
Profitant d’une négligence momentanée du responsable des colis, la compagne sortit rapidement une mitraillette et la pointa à travers les barreaux. Stupéfait, le maton n’arrivait pas à croire ce qui était entrain de se passer. « Ouvrez la porte, ou vous allez tous mourir », cria un de mes camarades aux autres gardiens. Débordés par la situation, il ne leur restait d’autre choix que d’ouvrir la porte d’accès vers l’intérieur. Une fois ouverte, et [sans] qu’il y ait besoin de le leur ordonner, les matons se jetèrent au sol les mains sur la tête. Comme les familles restaient pantois, un autre camarade se chargea de les tranquilliser et, après ces instants un peu tumultueux, les autres pénétrèrent à l’intérieur même de la prison, où nous avions décidé de nous frayer un chemin avec les matons devant nous, lesquels, au début, refusèrent d’avancer et reçurent chacun quelques coups.
Dans la rue, les minutes s’écoulaient. Je ne perdais pas de vue les guérites, ni la voiture des carabiniers. Stationnée sur le parking, à une vingtaine de mètres, je détectai la présence d’une voiture avec un conducteur qui me regardait un peu trop. Je m’inquiétais, et après avoir réfléchi quelques secondes, je décidais d’aller m’assurer qu’il ne s’agissait pas d’un policier. Si c’était le cas, il me serait impossible de les contrôler tous à la fois. Dès que je l’eus rejoint, je sortis le revolver et une carte en plastique, feignant d’être moi-même un flic, et faisant attention à ce que personne ne voie ce qui se passait. Je lui dis « police ! on ne bouge pas ! ». L’homme fut surpris. Il était timide et se trouvait être l’un de ceux qui attendent leur tour de visite. Bien que j’en fus convaincu, je m’assurais qu’il ne portait pas d’arme, et lui pris les clefs de sa voiture. Entre-temps, les camarades avançaient dans les couloirs, prenant chaque fois plus d’otages parmi les matons qui, effrayés et surpris, ouvraient les portes sans problèmes. Un empâté, chef de service, se jeta si vite par terre à la vue des armes que son énorme barrique ondula pendant un bon moment, ce qui plus tard provoqua de fréquents éclats de rire parmi nous. En moins de deux minutes, une grande partie de la prison était entre nos mains et une trentaine de matons s’étaient transformés en otages, expérimentant pour la première fois d’être sans-défense, comme les prisonniers. Les camarades progressaient, capturant chaque fois plus de matons, jusqu’à atteindre la cour où se trouvait Cesare.
Il ne nous attendait pas. L’évasion avait été retardée plusieurs fois et, bien que mon ami connaissait la possibilité de nous voir arriver, il ne pouvait pas s’imaginer que d’ici peu, il serait libre.
La surprise fut énorme.
Quand la porte s’ouvrit, Cesare était en train de fumer une sèche. Il fut se leva d’un bond, et la première chose qu’il demanda fut s’il y avait de la place pour une amitié qu’il s’était forgée au trou… Bien sûr qu’il y avait de la place pour tous. Les portes étaient désormais ouvertes, et la liberté pour tous. D’autres prisonniers se trouvaient dans la cour. Ils étaient pétrifiés par la peur et, condamnés à de courtes peines, refusèrent de s’évader. Aucun ne se bougea. Tous rejetèrent la proposition en restant au fond de la cour. Les plus « dangereux » qui étaient à ce moment dans la cour étaient Cesare et notre nouvel ami.
On rassembla tous les matons dans la cour. C’était curieux et en même temps impressionnant de les voir obéir sans sourciller. Tant d’hommes qui passent leur vie à donner des ordres et qui torturent parfois doivent soudain affron- ter une situation dans laquelle leur uniforme et leur profession ne servent à rien. A un moment, on demanda aux prisonniers lequel ou lesquels les torturaient ouvertement. Notre présence à l’intérieur des murs nous permettait de prendre une certaine liberté. Aucun prisonnier ne nous répondit.
Au moment de sortir, il ne restait qu’à faire le chemin en sens inverse, mais cette fois accompagnés de Cesare et d’un nouveau camarade.
Entre temps, je continuai à faire le guet dans la rue, à quelques mètres de la voiture que j’avais abordée quelques instants avant. Les carabiniers restaient dans leur coin. Les mouvements sur le parking étaient normaux, et tout paraissait se dérouler comme prévu.
Les camarades réapparurent d’un coup. L’action n’avait pas duré plus de cinq minutes, cinq minutes qui passèrent à bon train ou, du moins, c’était mon impression d’alors. Les camarades étaient ensemble, Cesare au milieu du groupe, à côté d’une personne que je ne connaissais pas. Je supposais qu’il s’agissait d’un nouveau camarade.
Ils traversèrent la rue d’un pas rapide, se dirigeant vers la voiture. Je fis demême. Bien que le danger n’était pas passé, nous savions que l’opération était un succès.
Les trois carabiniers postés dans le coin de la prison ne s’étaient pas encore rendus compte de ce qui se passait Dans la rue, tout continuait apparemment tranquillement, pareil qu’à notre arrivée. Nous sommes rapidement montés dans la voiture puis nous avons démarré à toute vitesse, empruntant le che- min de fuite préalablement étudié. Avec sept personnes, le véhicule était chargé à fond. Nous n’avions pas prévu la fuite d’un septième camarade, et il ne nous était pas venu à l’esprit d’emprunter la voiture dont j’avais pris les clefs à son conducteur. Derrière, ils étaient si serrés que, en cas de fusillade, nous n’avions pas la moindre possibilité de nous défendre. Par chance, il ne se passa rien, et nous continuâmes à nous éloigner de la zone. Plus de trois mille carabiniers, appuyés par deux hélicoptères, essaieront de nous donner la chasse dans les heures et les jours qui suivirent, mais ils ne parvinrent pas à nous attraper.
La nouvelle se répandit comme un souffle de liberté dans toutes les prisons de l’Etat, provoquant des cris de joie, d’authentiques fêtes et, dans quelques cas, de véritables mutineries. Il y eu des pétitions au parlement italien pour que démissionne le ministre de la justice et le responsable des institutions pénitentiaires. Le scandale fut énorme, et les forces de l’ordre furent humi- liées. Nous autres, en lieu sûr, buvions de la bière en savourant la liberté et la chaleur de nous retrouver entre camarades, laissant éclater notre joie.
Claudio
[Publié dans Cette Semaine #85, Nancy, août/septembre 2002, pp. 24-25]
D’un accident de parcours à un choix de vie
La cavale commença pour moi en 1980. Ce ne fut pas un choix personnel, mais plutôt une nécessité. Les temps étaient durs, et les balances poussaient comme des champignons en automne. C’est à cause d’une brochette de ces minables que j’ai dû quitter (non sans peine) la maison familiale située en banlieue du village où je suis né. C’était loin d’être le meilleur moment –je ne savais pas où aller–, et il y avait dans l’air une grande peur et de la méfiance parmi les compagnons et les amis. Beaucoup avaient déjà reçu la visite des carabiniers et de la police, plusieurs avaient déjà connu la prison suite à des délations, et ceux qui étaient encore clean craignaient tout simplement pour leur sécurité… et ils avaient raison. Pour le simple fait d’héberger chez soi quelqu’un en cavale, on pouvait être accusé de « bande armée » avec à la clef un paquet d’années à passer dans les geôles de la mère-patrie. Je me rappelle avoir frappé à la porte de beaucoup de camarades… je me rappelle leur regard ahuri, leur « on ne peut pas t’aider » désespéré. Lorsque tu n’as pas de domicile où te réfugier, le pire dans toute cette situation, c’est la nuit. Tu ne peux bien sûr pas aller à l’hôtel comme un honnête citoyen. Moi, au début, je passais mes jours (et mes nuits) à voyager en train : j’en prenais un qui allait de Milan à Reggio Calabria, avec départ à 17h30 en gare de Milano Centrale, arrivée à Reggio Calabria 22 heures plus tard. J’en descendais, puis j’en prenais un autre qui retournait à Milan, et ainsi de suite pendant des jours et des jours… C’était dur, mais j’avais au moins un lit et un toit, toujours en mouvement. Ce n’était pas la solution parfaite, juste une alternative (dangereuse tout de même, à cause des incessants contrôles d’identité dans les gares) en attendant de trouver mieux. J’aurais dû m’attendre à me retrouver dans cette situation, mais en fin de compte, je n’avais pas du tout préparé ma clandestinité.
Je venais à peine de sortir de la prison de San Vittore (Milan), où je n’avais été enfermé que 6 mois avant qu’ils ne me relâchent à cause de l’arrivée à terme du délai de détention préventive. Je me suis trouvé un petit boulot de représentant en outillages mécaniques. Le peu que je gagnais je le donnais à mes parents, si bien qu’il ne me restait pas assez d’argent pour organiser une chouette et tranquille cavale en solitaire, ce qui était franchement la meilleure chose à faire à ce moment-là. Trouver quelqu’un qui veuille bien te louer un petit appartement, et avoir assez d’argent pour y vivre. La plus grosse difficulté n’était pas de trouver la bonne personne qui puisse te louer l’appart’, le problème était d’avoir les moyens financiers pour subvenir à tes besoins dans un contexte où tu es recherché. Et ça, ça coûte très cher… parole ! Le travail salarié ne permet pas d’économiser assez pour être prêt, en prévision de coups durs, à une clandestinité peinard. La solution aurait été de braquer des banques, mais lorsque je suis parti de chez moi j’étais seul, sans armes, sans papiers, sans domicile et avec très peu d’argent en poche. Dans ces conditions, on ne peut pas faire long feu en liberté. Au pire, je pouvais compter sur quelque organisation armée que je connaissais… et ça, c’était une chance, si on peut l’appeler ainsi. Je connaissais des camarades qui m’auraient aidé, mais comme toujours, il y avait des conditions que je ne voulais pas accepter. Cela signifiait rentrer dans leur organisation comme militant à leur solde. J’ai donc continué sans eux –après une courte pause de réflexion–, pour trouver désespérément une issue qui ne serait pas celle à laquelle on voulait m’obliger. Je ne voulais pas rentrer dans une autre organisations, et celle dont je faisais partie et que j’avais créée avec d’autres camarades (les PAC, Prolétaires Armés pour le Communisme), n’existait plus suite aux arrestations et à l’identification de la plus grosse partie de ses membres. Je ne me sentais pas de faire partie d’une autre. Je sentais qu’une nouvelle aventure de ce genre n’aurait pas duré longtemps. Ma situation d’instabilité dura environ 6 mois. J’étais souvent hébergé chez des camarades, mais jamais plus de deux ou trois jours… Comme le disait un de mes chers amis : « L’invité, après trois jours, il pue ». C’est ainsi que je traînais, de plus en plus désespéré, à la recherche d’un trou pour vivre, aidé financièrement par de vieux camarades. Finalement… au moment où je m’y attendais le moins, j’ai eu un coup de chance, et j’ai trouvé un lieu où je ne dépendais de personne, et ça c’est l’essentiel : ne devoir dépendre de personne, à part de ta propre volonté. La clandestinité, il faut la préparer avant de déclarer la guerre au Système… et là, je ne crois pas que j’exagère.
Evidemment, la réalité que j’ai décrite jusqu’ici est particulière. La clandestinité, vue comme un accident de parcours, telle que je l’ai vécue moi-même, telle que j’ai dû l’affronter : soudaine et traumatique.
La question est beaucoup plus complexe si on veut l’analyser sous tous ses aspects : clandestinité forcée, fuite, refus de faire partie de structures organisées définies par une idéologie qui n’est pas la tienne, recherche de l’indépendance comme modèle de continuité dans la lutte, autonomie économique, quête de moyens matériels et des ressources humaines pour l’atteindre.
Si, au début de mon expérience, je vivais la clandestinité avec angoisse parce que je la trouvais inefficace vu ma situation instable, j’ai trouvé le juste équi- libre avec le temps, c’est-à-dire la sécurité et la capacité opérationnelle d’un petit noyau de compagnons qui pouvaient se permettre de grosses opérations et des attaques féroces contre le système politique et économique, en parvenant à des niveaux de perfection parfois proches du niveau opérationnel des grandes organisations. Dans une société comme celle des années 80 (et dans celle d’aujourd’hui), l’efficacité maximale s’obtient avec de petits groupes de 3 ou 4 compagnons bien entraînés au niveau militaire, et bien renseignés, sans quoi tout projet d’attaque serait impensable.
Au moment où, par choix ou nécessité, on entre en clandestinité, c’est comme une déclaration de guerre à l’Etat. Le simple fait de marcher dans la rue avec des papiers en mauvais état peut amener, en cas de contrôle, à un choix rapide : fuir, se rendre ou réagir. Dans les deux premiers cas, on connaît déjà les conséquences par expérience, dans le troisième seules tes qualités et ton expérience pourront te sauver.
Il n’est pas tout à fait vrai qu’un individu recherché est seul. En réalité, il se sent seul. C’est une sensation éphémère qui disparaît lorsque tu as en poche un papier d’identité qui te donne de l’assurance. Le monde nous appartient… l’avantage de ces temps modernes est qu’ils nous permettent d’être bien renseignés sur tout, vu qu’il ne faut que quelques heures pour faire un aller-retour d’un bout à l’autre de la planète, si on a en poche un bon papier d’identité.
Avoir des relations affectives devient un problème. Une chose est certaine : si avant tu avais un copain/e, il n’y a qu’un choix possible. Soit il/elle vient vivre avec toi, soit il faut se séparer définitivement.
Il est impossible de se voir de temps en temps en cachette : presque tous les succès des différents services de carabiniers et de police (exceptés les cas de balance et les erreurs opérationnelles qui peuvent nous faire tomber) sont le fruit de filatures systématiques des personnes proches (parents et famille compris). Jouer au chat et à la souris avec eux sur ce terrain est une façon certaine de finir assez vite en taule.
Claudio
[Traduit de l’espagnol de Claudio Lavazza, Autobiografía de un irreductible, ediciones Autónomas, 2010, pp. 33-36. Reproduit dans Incognito. Expériences qui défient l’identification, ed. Nux-vomica/Mutines Séditions, décembre 2011, pp. 29-32]
La lutte contre le FIES dans l’Etat espagnol (1999-2002)
Qu’est-ce que la prison ?
Si l’on me demandait ce qu’est la prison, je répondrais sans hésiter que c’est la poubelle d’un projet socio-économique précis, dans laquelle ils déversent toutes les personnes qui dérangent la société : c’est pourquoi la prison abrite principalement des pauvres…
L’idée de prison apparaît dans l’histoire comme moyen d’enfermer et d’isoler de la société ces individus que les autorités considéraient comme gênantes ou subversives pour ses doctrines et ses normes. Tout au long de l’histoire, la prison et ses cachots ont revêtu différentes formes ; mais toujours, absolument toujours, elles ont été un instrument du pouvoir imposé, le moyen coercitif des rois, des militaires et des politiciens. Pour être exact, la prison naît de la nécessité du Gouvernement, de l’Etat de s’emparer du droit exclusif de châtier, c’est-à-dire de l’exclusivité de l’usage de la violence contre les individus libres. Elle tire son utilité et sa fonction de la nécessité de faire valoir leurs lois au moyen de la terreur et de la torture, afin de détruire les ennemis du système en vigueur et tous les insoumis à leurs codes et lois. Mais sans doute a-t-elle également une origine sociale : le contrôle par le pouvoir des déshérités et des pauvres, de l’immense masse de pauvreté et de marginalité qui se meut à l’intérieur des sociétés modernes, afin de freiner en grande partie le mécontentement social, en réprimant constamment les couches sociales les plus contestataires. Nous pouvons donc déjà conclure de tout cela que la taule, les prisons modernes, sont un outil de l’appareil gouvernemental avec lequel il consolide son pouvoir ; qu’elles naissent de la nécessité du pouvoir de contrôler la population, de la nécessité de la réguler, de l’ordonner, de la sélectionner et, en définitive, de la maintenir en liberté conditionnelle, assujettie à un Code pénal et à quelques lois injustes, faisant planer la menace permanente de la prison au dessus de leurs têtes.
Si les prisons furent créées pour y enfermer les pauvres et tous les insoumis à l’ordre établi, ici, à l’intérieur des prisons espagnoles, on a créé le FIES pour y enfermer et y enterrer vivants ceux qui ont défié et combattu le pouvoir à l’intérieur de la prison. Le FIES (Fichero Interno de Special Seguimiento, Fichier Interne de Suivi Spécial) constitue de la part de l’Etat espagnol l’une des plus graves violations des droits de ces dernières années. Etant un régime spécial, il n’est pas régulé, pas même par leur propre loi. C’est une sorte de carte blanche donnée aux matons pour réprimer à leur guise un certain nombre de prisonniers organisés contre les Institutions Pénitentiaires. Il a commencé à être appliqué en 1991 suite à la réorganisation de l’APRE (Association des Prisonniers en Régime Spécial), une organisation de prisonniers conscients des problèmes carcéraux, et après une vague de mutineries et de séquestrations de matons ou de personnels des autorités pénitentiaires et judiciaires, effectuées dans le but de toucher la société et de demander de meilleures conditions de détention dans les prisons espagnoles.
Le FIES, créé par celui qui est ensuite devenu Ministre de l’Intérieur, Antoni Asunción, a été étudié et appliqué afin de détruire l’APRE et de séparer du reste des prisonniers ceux qui étaient considérés comme les plus combatifs ou les spécialistes de l’évasion, créant une prison à l’intérieur de la prison. Une fois opérée la sélection des prisonniers, on les a divisé en petits groupes puis on les a transférés un par un dans des modules FIES flambants neufs, ou des quartiers spéciaux dans lesquels tout contact avec la population pénale était impossible, ce qui facilitera le travail de répression à leur encontre.
On les a dépouillé de leurs vêtements en leur fournissant des bleus de travail et des sandales pour se vêtir et se chausser ; on a bloqué leur correspondance et limité leur courrier ; on ne les a sortis en promenade que seuls, sans qu’ils n’aient fait l’objet d’aucune sanction. Le matelas leur est retiré en journée et réintroduit pour la nuit ; pour les transferts, ils sont déshabillés dans l’enceinte pénitentiaire et menottés, puis conduits, escortés par quelques surveillants armés de matraques et de barres de fer ; les procès se tiennent le jour même et ils ne voient personne pendant le transfert ; ils se prennent sans arrêt des tabassages, des insultes et doivent en permanence rester en cage ; cela dure parfois des jours entiers, où ils restent entravés à l’intérieur des cellules à la merci de groupes de matons … et un long etc. vient caractériser le FIES dans les prisons de l’Etat espagnol, depuis sa création en 1991 jusqu’à aujourd’hui.
Actuellement, les dures luttes que nous avons menées à l’intérieur et au cours desquelles nous avons perdu plusieurs compagnons, et le soutien que nous avons reçu de la part de collectifs anti-carcéraux, ont réussi à faire entrer la question du FIES dans la société, de sorte qu’il n’est déjà plus possible de l’appliquer de manière généralisée comme il l’était il y a six ans ; aujourd’hui, nous disposons de matelas, de vêtements personnels, et nous commençons à effectuer des trajets avec les autres prisonniers… Ils n’interviennent pas dans le courrier de tout le monde, et il n’y a plus que quelques endroits où l’on nous enchaîne pour les transferts. Cependant, la répression reste présente, prête à s’abattre à n’importe quel moment : Jaen 2, Huelva, Valladolid, etc. sont des prisons espagnoles dans lesquelles le FIES est maintenu sur des compagnons prisonniers, dans lesquelles on torture et on réprime par plaisir, et dans lesquelles les prisonniers résistent grâce à leur courage et à leur solidarité.
Etre en FIES signifie qu’ils peuvent te faire ce qu’ils veulent à n’importequel moment, qu’ils ont carte blanche sur toi, considérant que les FIES sont des prisonniers incorrigibles contre lesquels il convient d’utiliser la violence légale, la torture et les cellules d’isolement. Depuis 1991, quatre compagnons sont morts sous ce régime : Ernesto Perez Barrot, Moises Caamanez, Jose Luis Iglesias Amoros, Jose Romera Gonzalez. Pour un cinquième compagnon, ils ont mis des cordes dans sa cellule et ils l’ont frappé tous les jours jusqu’à ce qu’il se pende en 1995, à Jaen 2… sans vous raconter les dommages psychologiques que toutes ces années d’isolement et de répression ont causé à de nombreux compagnons. Il ne faut pas oublier que pour la majorité des prisonniers FIES, nous avons déjà plus d’une dizaine d’années en cellule d’isolement derrière nous, et beaucoup d’autres compagnons en comptent entre quinze et vingt. Ce qui peut vous donner une idée de ce qu’est la réalité à l’intérieur des prisons espagnoles, pour ceux qui osent s’affronter à elles : le risque est réel de pourrir et de mourir dans un mitard, seul et massacré. Ici, le fascisme est palpable (je pense aussi que c’est une conséquence de cette vague de néofascisme qui, une fois de plus, dévaste l’Europe).
Pour terminer ce bref article que j’écris pour expliquer un peu ce qu’est la prison et ce qu’est le FIES, il me faut dire que toute répression et toute torture repose sur un fait fondamental : l’impunité avec laquelle leurs auteurs-bourreaux peuvent les mener à bien. C’est pour cela qu’il est indispensable de faire connaître la situation des départements FIES dans l’Etat Espagnol, car cette situation pourra se reproduire demain dans n’importe quel autre pays, comme elle s’est déjà produite en Allemagne, en France, etc. C’est pourquoi il faut dénoncer ce gouvernement fasciste et démasquer sa politique pénitentiaire et sa brutalité. Ce n’est peut-être qu’ainsi que nous pourrons alléger un peu les dures conditions de vie dont nous souffrons ici, à l’intérieur, tout en créant les conditions pour pouvoir un jour rayer de la face de la terre ces hontes de l’humanité qu’ils appellent prisons, et qui ne sont rien d’autre que des chambres de terreur où un système injuste impose sa loi par la répression et l’injustice.
Des prisons de l’Etat espagnol, un salut et un cri de résistance…
Xosé Tarrío,
1998
[Traduit de l’espagnol de la brochure El juicio de Cordoba y otras farsas contra Giorgio, Claudio, Giovanni y Michele. Libertad para los cuatro de Cordoba, Ediciones anarquistas La Carraca, septembre 2002, pp. 48-50.
Xosé Tarrío (1968-2005) a écrit une autobiographie en prison, publiée en 1996. Elle est désormais traduite en français sous le titre Huye, hombre, huye. Chroniques de l’enfermement, ed. Nyctalope, mai 2011, 312 p.]
Apres 5 mois de lutte…
En octobre dernier [1999] a commencé à circuler une proposition de lutte qui voulait embrasser les diverses positions. Après 5 mois, le bilan est loin d’être positif.
Dans de nombreux quartiers d’isolement, nous faisons une grève de la promenade et les compagnons classés deuxième degré et ceux de l’isolement (premier degré) ont adhéré à la grève de la faim de 4 jours, en pensant être soutenus par l’ensemble du mouvement pro-détenus. Jusqu’à maintenant, les initiatives du mouvement ont brillé par leur absence… (nous n’exagérons pas). Les seuls à nous avoir apporté quelque chose de concret, ce sont les anarchistes. Nous parlons de l’anarchisme informel, des rebelles. Ils sont peu nombreux, avec peu de moyens, mais ils participent réellement à la lutte. Dans toute l’Euskal Herria, ils ont collé des affiches, bombé les murs… A Madrid, à peu près la même chose. Dans tout l’Etat espagnol, mis à part chez les camarades de Salaketa Bizkaia [Collectif basque contre les prisons] et chez quelques autres, tout est très confus : beaucoup de mots, de réunions, de doutes et rien de clair.
On nous a proposé de faire la grève de la faim pendant la Toussaint. Ils n’ont pas tenu compte de la répression qui a fait suite à notre tentative de nous organiser dans les quartiers d’isolement, et des difficultés que nous avons à rester unis. Nous comprenons les problèmes que rencontrent les collectifs et les groupes dans la rue pour coordonner les énergies disponibles ; mais nous avons l’impression que les discussions stériles et les actions folkloriques sont une perte de temps. Suite à cela, nous avons décidé de faire une grève de la faim du 16 au 19 mars. Nous ne pouvons plus attendre : trop de détenus ont perdu confiance, et quelques uns sont déjà en grève de la faim.
Nous avons demandé aux compagnons d’autres pays d’appuyer notre grève en faisant des rassemblements devant les ambassades espagnoles. Nous n’attendons pas des manifestations massives, nous comptons seulement sur quelques camarades rebelles et anarchistes. En toute franchise, nous ne savons pas s’ils pourront s’organiser, et espérons le savoir avant le 16 mars. Nous espérons plus, mais nous devons partir de l’idée que nous sommes seuls (nous ne le sommes pas, mais cette pensée nous évitera d’être déçus). A l’ensemble des mouvements, nous demandons d’appuyer ces 4 jours de grève avec les actions qu’ils jugeront opportunes, tracts, occupations, rassemblements, tags… Nous envoyons des copies au plus grand nombre possible de compagnons détenus pour que ceux qui veulent participer à la grève de la faim signent cet appel, après avoir bien réfléchi. Nous ne jouons pas, car depuis le début de la lutte, de nombreux compagnons ont été torturés, et beaucoup d’entre nous font la grève de la promenade depuis des mois. A ceux et celles qui signent, rendez-vous le 16 mars, indépendamment des transferts qui pourraient avoir lieu. A cette date nous sommes une centaine à avoir adhéré, et il nous reste un mois pour essayer d’être plus nombreux. Les revendications de base sont : fin des transferts, libération des malades et abolition du F.I.E.S.
A tous les compagnons en grève de la faim ou de la promenade, nous de- mandons de discuter des suites à donner au mouvement, une fois la grève de quatre jours terminée, en se rappelant que les grèves ne sont pas à durée indéterminée et que nous devons chercher des moyens de pression plus ef- ficaces ; et même si en isolement on a l’impression d’être seul, de nombreux compagnons, à la promenade, manifesteront leur solidarité.
Ce communiqué est celui de ceux qui le signeront et qui donneront leur énergie pour lutter contre tout ce qui nous fait souffrir.
JUSQU’A LA LIBERTE
Février 2000
NdT : le F.I.E.S. est divisé en 5 degrés ; le premier degré est le plus dur, il est aussi appelé isolement. Au début du texte, il est question d’un mouvement qui embrasserait les diverses positions : il existe une partie réformiste dans le mouvement de lutte contre les F.I.E.S.. Par exemple, les Mères contre la drogue – qui luttent contre les abus et les mauvais traitements en prison – participent activement.
[Tiré de la brochure #1 de Tout le monde dehors !, Paris, juin 2000, p.13]
La merde a Picassent (prison de Valence)
Salut à tous/toutes ! Je m’appelle Paco Ortiz Jimenez, je suis arrivé de Picassent au FIES 1 de Huelva le 6 avril 2001, où se trouvaient déjà Claudio et Gilbert. Tous les trois nous parlons beaucoup, et comme vous pouvez l’imaginer, toutes nos conversations tournent autour de la lutte, nous échangeons nos idées et nos préoccupations.
Mon transfert à Huelva est lié aux raisons suivantes : à Picassent, José Manuel Luengos Fernandez (aujourd’hui à Jaen II), Bernardo Sevilla Borrego (aujourd’hui à Cordoba) et moi-même, avons continué la grève de la faim pendant tous le mois de décembre, et par la suite pendant 18 autres jours au cours du mois de mars 2001. Comme réponse, la direction de Picassent II a accru la répression et nous y avons répondu dans un premier temps par une confrontation directe, par des propos et par de la désobéissance.
Face à notre attitude, les bourreaux ont répondu par le tabassage de Sevilla et de Juan (le Tondu). Ils nous ont séparés et nous sommes restés trois prisonniers FIES, chacun de nous confiné dans une cour. Mais, par accord commun, nous sommes arrivés à la conclusion que dans le module FIES de Picassent, les luttes comme les txapeos, les grèves et les actions similaires ne conduisent qu’à plus de répression, de restrictions, de rétention du courrier et d’isolement par rapport aux autres compagnons/nes du dedans comme du dehors. En même temps, nous avons pris conscience que tout ce qui arrive à Picassent est systématiquement passé sous silence. Personne ne sait ce qui s’y passe.
Face à cette situation difficile, notre nouvelle stratégie fut la suivante : après le dernier tabassage de Juan et notre isolement respectif, nous avons décidé de détruire tout ce qui était possible. L’ennemi nous a attaqué un par un, protégé par sa supériorité numérique, ses matraques, ses casques et ses boucliers. Notre compagnon Sevilla a été transféré le 16 janvier à l’Hôpital Général Universitaire (pendant une journée), et moi-même j’ai fini le même jour dans le même hôpital, car lors de notre affrontement avec les bourreaux, j’ai brandi une pointe de 16 centimètres qui, pendant l’agitation de ce combat acharné, a fini par se planter dans mon poumon gauche (et pas par ma main), de là à m’interroger… Tentative d’assassinat ? J’ai été admis 6 jours aux urgences, en passant par la salle d’opération dudit hôpital. Après tout ce temps, du fait de l’inquiétude que je ressentais quant à l’état de mes compagnons, j’ai moi-même insisté pour sortir de l’hôpital le 8 [février], bien que mon poumon ne soit pas guéri. A mon arrivée dans le module 9bis (l’aile du contrôle direct), j’ai constaté que Luengos et Sevilla se trouvaient encore en bas (j’étais au premier étage). Tout continua comme avant : article 75, isolement, restriction de promenade, nourriture dégueulasse…
Que faire ? Réfléchir à une nouvelle stratégie qui ne se retourne pas contre nous, mais qui ne laisse aucun doute sur nos intentions. La répression continue : lors des fouilles quotidiennes, toutes nos affaires sont jetées au sol sans le moindre respect pour les objets auxquels nous tenons (photos, etc.). Il ne s’agit plus de fouilles, mais de mise à sac réalisée avec l’intention de nous soumettre. C’est à ce moment que nous avons décidé de rendre le module FIES inutilisable. Nous avons pris des draps, des bouts de matelas, des serviettes et des chemises coupés en lambeaux, puis nous les avons introduits dans les WC pour créer des bouchons qui bloquent les canalisations. Le résultat fut l’inutilisation totale de trois cellules, avec de la merde et de l’eau nauséabonde qui inondaient tous les couloirs, qui descendaient par les escaliers jusqu’à arriver au pied des matons. Pour couronner le tout, on leur demandait par l’interphone pourquoi il y avait autant de merde qui sortait des WC. Eux savaient parfaitement ce qui se passait, et ils nous ont changé de cellules. Une équipe de plombiers est venue pour essayer de déboucher l’énorme bouchon qui s’était formé jusque dans les égouts de la cour de promenade… Mais tu parles… ils n’y sont pas arrivés.
Dans les nouvelles cellules dans lesquelles ils nous ont mis, nous avons répété l’opération avec les mêmes résultats néfastes pour les structures du module ! Conclusion finale… ils ont fermé le FIES de Picassent, et on nous a transférés tous les trois. Une délicieuse et joyeuse sensation de victoire m’a envahit quand je me suis assis dans le fourgon de la Guardia Civil qui me transférait vers Huelva.
Une grande joie et un sourire m’ont accompagnés pendant tout le voyage, en pensant à la merde qui flottait dans les couloirs pestilentiels et vides du module FIES de Picassent.
Chaleureuse accolade !
Paco Ortiz Jimenez,
prison de Huelva
[Traduit du bulletin de l’ACOP’S (Barcelone), numéro publié vers mai 2001]
Que le mal-etre s’etende à tous
Ici nous sommes toujours barricadés, depuis le 15 décembre. A l’extérieur naissent des débats et coordinations, soit dans le milieu militant, soit au sein de collectifs pro-détenus qui parlent, écrivent, font des réunions pour discuter des moyens de faire avancer la proposition de lutte efficacement. Nous, de l’intérieur, continuons à écrire à d’autres détenus pour qu’ils se joignent à la lutte. Notre travail de fourmi pour convaincre le plus de camarades possibles consiste surtout à envoyer des lettres personnelles et des communiqués qui ont été publiés par la revue Betu, par Salaketa et Vis à Vis, une revue qui est reçue par tous les détenus enfermés sur le territoire espagnol.
Nos messages sont adressés principalement aux détenus F.I.E.S. et à ceux classés « premier degré », qui ont les conditions les plus dures ; actuellement, nous attendons les réponses qui commencent à arriver nombreuses. La chose la plus intéressante, c’est que de nombreux collectifs extérieurs sont disposés à nous appuyer avec des initiatives du genre se barricader dans des lieux stratégiques à l’occasion d’une grève de la faim de 4 jours (4 comme les murs qui nous enferment), que nous commencerons dès que nous nous serons mis d’accord sur une date.
Le temps est venu de lutter, car si nous ne faisons rien pour qu’ils respectent au moins leurs lois maudites, ils continueront à décharger sur nous toutes leurs frustrations. Cette fois-ci, nous essaierons d’avancer dans notre lutte aux côtés de groupes pro-détenus et d’individualités anarchistes. Quelques compagnons ont publié récemment un dossier F.I.E.S., et un autre plus com- plet est en préparation. L’importance de débattre est de mettre en évidence que la prison, la société et la répression marchent ensemble. Il va de soi que dans ce débat se mêleront les opinions et les analyses politiques de la partie réformiste proche des organisations humanitaires qui pensent que la prison est mauvaise, mais nécessaire ; mais nous devons y ajouter les nôtres, car étant anarchistes, nous ne pensons qu’à la dynamiter.
En réalité, la prison reste un monde inconnu, et nous avons besoin de l’aide et de l’intérêt de beaucoup pour que ça change. L’essentiel est de ne pas répéter les erreurs du passé, en évitant de laisser ceux qui ne pensent pas comme nous prendre les décisions. C’est notre lutte, et que ceux qui pensent y réaliser un profit politique s’abstiennent ; nous ne voulons pas de double jeu, ni que les luttes des prisonniers soient utilisées pour d’obscurs intérêts.
Pour tout cela, nous demandons aux compagnons qui veulent soutenir ces luttes de casser la monotonie et le rythme de vie dangereux que le système pénitentiaire impose avec ses règles et ses codes, avec ses cachets et ses traitements psychiatriques, son éthique et ses lois, afin de créer un mal-être généralisé au sein du système et chez ceux qui le font marcher, pour qu’ils commencent au moins à respecter leurs propres lois. Ce sont les grandes injustices qui créent le mal-être, par exemple le non-respect des dispositions des tribunaux de surveillance et de la dignité des détenus, les tabassages continuels, la torture de personnes menottées, qui ne cesse même pas en cas de perte de connaissance, la constatation que les dénonciations de ces mauvais traitements n’a jamais de suite, voir mourir pas mal de gens de maladies graves.
Donc, tant qu’il y aura ces mauvais traitements, que le mal-être s’étende à tous, même aux geôliers.
Claudio Lavazza,
prison de Picassent
[Tiré de la brochure #1 de Tout le monde dehors !, juin 2000, p.14]
Une contribution au débat
Chers compagnons, quelques considérations sur la façon dont se déroulent les luttes ici contre le système pénitentiaire.
J’ai un peu honte d’utiliser le mot « lutte », puisque se limiter à des grèves de la faim, de la soif et de promenade, etc… pour moi ce n’est pas une lutte, mais simplement faire de la publicité à la situation extrême à laquelle nous sommes soumis.
Au début, les grèves étaient nécessaires, disons indispensables, pour éveiller ce mouvement anarchiste endormi, mais maintenant il semble que ce soit devenu la seule forme extrême de lutte. Disons que tous se mettent un peu le cœur en paix, ils n’ont ainsi pas le souci de penser à d’autres formes plus incisives pour attaquer le système.
Par des nouvelles arrivées de l’extérieur, j’ai le sentiment qu’on se trouve dans un moment de “désillusion”, de découragement généralisé dans lequel chacun vit ses frustrations, ne voulant pas comprendre que nous souffrons tous des mêmes maux.
Les conséquences de l’arrestation de quelques compagnons engagés dans la campagne de solidarité ont provoqué un déchirement à l’intérieur du mouvement, en Espagne et ailleurs, et ce déchirement provoqué par l’imbécillité de quelques compagnons a failli devenir une tragédie parce qu’ils freinaient le développement d’initiatives et les tentatives d’élargir les contacts comme la synchronisation entre les groupes et les situations du mouvement international dans son ensemble !
La situation est ainsi, excepté pour ceux qui se trouvent sur d’autres longueurs d’onde, mais qui ne sont pas nombreux. C’est un problème… Surtout que dans ma condition de prisonnier, je ne sais pas quelle pourrait être la solution. Peut-être que même en étant à l’extérieur, je ne le saurais pas non plus… Même si j’aurais bien quelques idées positives allant dans ce sens.
Quand je reçois des lettres de compagnons du mouvement anarchiste qui me demandent ce qu’ils pourraient faire pour être plus présents en soutien aux revendications des détenus, je leur conseille encore une fois de lire avec plus d’attention ce qui a été écrit dans “Contributo alla lotta contro il carcere” de Constantino Cavalleri aux éditions Anarkivu, texte qui a circulé sous forme de brochure également traduite en espagnol, à plus de 2000 exemplaires. S’ils l’avaient fait, il ne serait pas nécessaire de me demander quoi faire. Ainsi, j’en déduis que même avec une contribution valable et claire, ils ne savent ou veulent pas faire quelque chose de vraiment sérieux.
Il y a un autre aspect, qui est que c’est à nous, prisonniers, de tracer une ligne de lutte de l’intérieur des prisons, nous ne pouvons pas demander au mouvement anarchiste qu’il fasse à notre place ce que nous aurions dû faire depuis longtemps.
La proposition sérieuse de lutte, nous l’avons lancée aux quatre vents et elle a été publiée dans la revue “Senza Censura” n°5, juin 2001, page 47, qui disait en résumé : “si vous nous obligez à vivre dans la merde, que vivent aussi dans la merde ceux qui nous surveillent”. Il s’agissait d’obstruer les WC de façon à ce que la tuyauterie explose dans toute la division FIES, et c’est ce qui s’est passé dans la prison de Picassent à Valence. Après une semaine employée à obstruer les toilettes avec des chiffons, sacs plastique, etc., la tuyauterie sauta en inondant également de merde les locaux normalement fréquentés (pour leur travail) par les matons, les obligeant à fermer immédiatement la division entière pour cause de grave danger d’infection, et aussi parce qu’ils n’avaient pas le courage de travailler avec un demi-mètre de merde sur le sol. Moi-même, nous, on s’en fout de rester pendant des mois avec de la merde dans les cellules…, mais pour les matons ça les dérange, et faut voir comment !
Combien de fois avons-nous demandé la fermeture des FIES lors de grèves de la faim ? Mais il suffit de les remplir de merde pour les fermer momentanément… Vous vous imaginez si tous les FIES étaient remplis d’excréments ? Seule l’économie et l’existence rassurée de ses larbins intéresse le pouvoir. Un bon salaire ne suffit pas à ces derniers, ils demandent aussi de bonnes conditions sur leur lieu de travail… et avec la merde, on ne joue plus ! Personne ne veut avoir affaire à elle. Cette grande proposition, nous l’avons faite circuler un peu partout avec d’autres propositions de sabotage continus et répétés contre les structures de surveillance et de contrôle, caméras, détecteurs de métaux, etc. mais il n’y a pas eu de réponse, si ce n’est en de rares occasions. L’astuce, si on peut l’appeler ainsi, est de briser et de saboter sans être vu, sans que les chiens puissent t’accuser de l’avoir fait, surtout que pour un verre cassé, ils peuvent augmenter ta condamnation de deux années.
Avec cette lettre, je voulais vous faire savoir que la faute ne repose pas uniquement sur le mouvement anarchiste, et que les prisonniers eux-mêmes sont responsables du fait que les choses ne marchent pas comme elles le devraient. Peut-être est-ce une question de temps, que le nombre de rebelles prêts à tout augmente, que la répression augmente et que logiquement la rage devrait s’élever… Il y a déjà des signes évidents de plusieurs personnes qui en ont ras le bol de supporter tant d’injustices. J’ai lu il y a quelques jours dans une revue qui s’occupe des prisons, des lettres dans lesquelles on pouvait lire qu’il faut donner ce qu’ils méritent aux matons afin qu’ils sachent ce qu’est le pouvoir de leur loi… la loi du plus fort ! ! ! D’autres disent qu’« ils nous divisent avec la drogue, les avantages pénitentiaires et la ruse, qu’il faut mener une lutte féroce contre les gardiens et ceux qui les paient pour nous torturer ». Il y a aussi ceux qui se plaignent que les choses ne sont plus comme lorsqu’il y avait des compagnons en prison. Gardons à l’esprit qu’au moment où environ 400 prisonniers ont commencé la grève de la faim, à peine 10 % étaient d’accord pour mener une lutte de basse intensité (sabotages). Quant à celle de haute intensité (sans armes), nous ne pouvons pas la déclarer, notamment parce que ces structures sont conçues de façon à ce que la surveillance puisse te bloquer seul avec 15 ou 20 matons armés jusqu’aux dents (anti-émeute). Mais une chose est claire et doit l’être pour tous ceux qui subissent les tortures et l’injustice, c’est que rien ne doit être oublié, et qu’à la première occasion, quand tu le décides toi et non pas eux, nous avons le devoir de nous venger de nos tortionnaires.
Par exemple à Jaen, dans la prison où j’étais avant, si un compagnon était torturé ou insulté, le jour même on frappait aux portes toute la nuit (personne ne pouvait dormir, car le bruit s’entendait à plusieurs kilomètres) et on insultait le directeur par les fenêtres, on n’oubliait pas la guerre de basse intensité. Cela nous coûtait cher, mais on obtenait presque toujours ce qu’on demandait, généralement l’éloignement des matons tortionnaires, ce que nous fêtions toujours comme une victoire.
Des idées, il y en a plein, tant écrites que dites, nous les avons aussi mises en pratique et cela a marché… si on ne le fait pas c’est parce qu’on ne le veut pas ou parce qu’il y a beaucoup à perdre. C’est clair que s’il y avait un bon appui du mouvement extérieur, ce serait peut-être différent… Mais il n’y en a pas, et il ne reste donc qu’à attendre des temps meilleurs. Il est vrai aussi que ce qui n’existe pas, on peut commencer à le construire. Comme d’habitude, le problème est de trouver ceux qui en ont envie. Il existe ici une solidarité complice entre ceux qui subissent les mêmes peines : entre FIES et 1er degré il y a toujours beaucoup de solidarité, le 2e degré c’est une autre planète, le 3e degré c’est une autre galaxie.
Dernièrement, j’ai été mis dans un module d’isolement à Cordoba. Dans ce module, on peut trouver n’importe qui, mais moi, ils ne m’y mettaient pas souvent, parce qu’on me disait que sur 1600 détenus enfermés à Cordoba, j’étais le plus dangereux… Blague à part, quand on est là, on sent combien les prisonniers sont maltraités, mais personne ne bronche. Chose qui serait impensable dans un module où il n’y a que des rebelles, avec ou sans formation politique. Ce manque de solidarité est dû aux différences engendrées par les avantages pénitentiaires. Comme dans la société libre, ceux qui ont plus ne s’intéressent pas à la situation de ceux qui n’ont rien. Un prisonnier FIES n’a rien. Pour lui la prison est un enfer. Une personne en second degré a presque tout, telle est la différence. Et croyez-moi, la distance entre une réalité et l’autre, on peut la calculer en années-lumière.
Voilà mon communiqué, surtout pour vous faire connaître la prison et ses réalités. Comme je l’ai déjà dit une autre fois, plus on connaît l’ennemi, plus il sera facile de le combattre.
Accolade fraternelle,
Claudio Lavazza, 5 mai 2002
PS : J’ai oublié de vous dire que malgré tout, le mouvement anarchiste engagé a su avancer avec succès dans la construction de « ponts » entre les prisonniers et les réalités en lutte à l’extérieur. Des « ponts » faits de contacts épistolaires, de solidarité par le biais de l’envoi de journaux, argent, par l’envoi de communiqués de protestation aux tribunaux, par l’appui à travers des manifestations bruyantes et les banderoles hors des prisons, les débats publics, les expositions dans la rue avec des photos pour faire comprendre ce que sont les modules FIES, les revues, les brochures, etc. Toutes ces choses qui dans leur ensemble nous ont permis d’organiser des actes de revendication par le biais de grèves, etc. Et c’est déjà pas mal ! Nous savons malheureusement qu’il manque l’élément principal sans lequel se produit immanquablement la fatigue et la désillusion… le succès !
[Traduit d’une contribution lue le 22 juin 2002 lors d’un rassemblement devant la prison de Biella (Italie)]
Né en 1954 à Cerro Maggiore (Milan), Claudio Lavazza participe en 77 aux PAC (Prolétaires armés pour le communisme) puis aux COLP (Communistes organisés pour la libération prolétaire) en 1981. Ce nouveau groupe s’occupe alors d’attaques contre les matons, d’évasions (deux camarades sortis de Frosinone et quatre autrEs de Rovigo), mais aussi de vengeances contre les commerçants assassins de braqueurs. En clandestinité depuis 1980, il passe alors en France puis en Espagne. Devenu anarchiste, il est arrêté en 1996 à Cordoue avec trois autres compagnons sur un braquage où meurent deux fliquettes.
Incarcéré en régime spécial FIES jusqu’en 2006, il participera sans relâche aux luttes à l’intérieur. Il lui reste des dizaines d’années de taule à accomplir dans ce pays, sans compter une condamnation par coutumace à perpétuité en Italie.
« J’ai toujours été un prolétaire, un marginal, un rebelle, un anarchiste, un ennemi de ce système-là et de n’importe quel autre »
Déclaration devant le tribunal de Cordoue, 1998
Brochure publiée à l’occasion de la discussion du 5 avril 2012 à la Bibliothèque anarchiste Libertad, 19 rue Burnouf, 75019 Paris : Présentation de « Pestifera la mia vita », autobiographie de Claudio Lavazza, en présence d’un compagnon de la Caisse anarchiste de solidarité anticarcérale de Latina (Italie) + écoute d’un entretien traduit réalisé avec Claudio depuis la prison où il est toujours incarcéré (20mn). Auberge espagnole en soutien à la Caisse de Latina.
http://www.non-fides.fr/?Pestifera-la-mia-vita