DÉSARMEMENT
1900 ! Exposition, buffet…, tout le monde désarme ! Les voyageurs pour la ligne de tir changent de train. Et ce sont des trains de plaisir qui filent vers la Hollande avec un chargement d’ambassadeurs, de diplomates et de vieux guerriers se rendant, selon le vœu du tsar, à la conférence contre la Guerre. Le siècle s’inaugurera par un hymne de fraternité. Assez de luttes, plus de tueries. Dans le concert européen, un empereur entre tous puissant a voulu pousser sa chanson :
C’est pour la paix, dit-il, que je travaille.
Les hommes s’émeuvent, les choses parlent — les poudrières sautent en l’air.
Cent mille kilos de poudre qui humainement employés, auraient pu, sur les champs de bataille, coucher des millions de victimes, se contentent spontanément de faire une soixantaine de cadavres.
Les forces assassines emmagasinées dans la poudrière de Lagoubran ont été presque bénévoles en l’éclat qui les annulait. Dans la culasse des canons ou près l’éperon des torpilles, elles auraient fait autres merveilles. Des navires auraient sauté, des villes auraient été bombardées ensevelissant sous leurs décombres les combattants et les vieillards et les enfants et les femmes. Il y avait, à Lagoubran, de quoi savamment doser la mort, faucher dans le tas ; décimer l’ennemi de l’extérieur et mettre à la raison les gueux qui se rebellent à l’intérieur. Les puissances meurtrières latentes promettaient plus qu’elle n’ont tenu. Dans les cartouches des lebels elles auraient pacifié des grèves…
Au lieu de cela, quoi ? cinq douzaines de pauvres diables étripés sans qu’aucun exemple en résulte ; un accident de travail. Un fait divers sans morale.
Et ce serait de la poudre perdue, si nous n’étions pas là, Messieurs, pour en tirer quelque glose.
Une poudrière a désarmé ! voilà le fait.
Logiquement, ne devrait-on pas se féliciter d’une explosion qui supprime, tout en supprimant un minimum d’individus, qui supprime, qui anéantit un des arsenaux de massacre ?
Cependant ne nous félicitons pas, n’adressons de compliments à personne ; quoi qu’en disent d’honnêtes publicistes, désireux de rassurer le monde, on n’est nullement certain que ce soit un pyrotechnicien humanitaire qui s’employa, en l’occurrence, pour faire fuser, à moindre dam, tant de poudre et tant de menaces.
On redoute que l’explosion ne soit pas due à la « malveillance ».
On craint que ce ne soit pas exprès qu’un homme ait mis le feu aux poudres. On a peur d’être obligé d’écarter même toute idée de négligence dans le service. La Science, qui n’en est pas à une faillite de plus ou de moins, aurait-elle omis de prévoir telles décompositions chimiques, naturelles, fatales peut-être, des poudres nouvelles accumulées sous le remblai des dépôts où, selon les jeux de l’atmosphère, des courants inconnus circulent ? Toutes les poudrières, tour à tour, seraient-elles destinées à sauter ? Est-ce une loi de désagrégation que ni les plus minutieuses précautions, ni le poste de soldats en armes, ni la garde qui veille…, n’empêcheront de se réaliser — demain, aujourd’hui, tout à l’heure ?
Les paisibles populations, vivant autour des poudrières, essayent de se tranquilliser en adoptant l’hypothèse, moins cruelle, d’un attentat.
Qui aurait fait le coup ? That is the question. Les Anglais ?
Je sais bien que la reine Victoria voyage en ce moment dans le Midi ; mais elle produit un alibi : elle se trouvait encore à Londres au moment de la catastrophe. Qu’un de ses fidèles sujets croyant à un conflit prochain ait voulu, par patriotisme, risquer le paquet de munitions et brûler la poudre ennemie, c’est une pure supposition. Elle vaut celle de certains Anglais soupçonnant, eux-mêmes, les Français d’avoir causé récemment l’explosion d’une chaudière… à bord d’un cuirassé de la Reine !
Quant aux Allemands, à l’heure exacte où se produisait le cataclysme de Lagoubran, ils relevaient, à Metz, devant la porte d’une poudrière, le cadavre de la sentinelle, soldat au 4e bavarois. Eux du moins eurent le bon goût de ne pas criailler sans preuves. Ils se gardèrent bien d’accuser de cette mort insolite un ligueur de la « Patrie Française ». Pourtant on avait vu Barrès, la semaine d’avant, à Nancy.
Pas plus en France qu’en Allemagne, il n’est donc séant de suspecter quelque hardi patriote passant de la parole aux actes et se risquant seul, la torche prompte, autour des barriques de poudre.
Alors, si ce n’est Jean Bart, pourquoi ne serait-ce pas Ravachol ?
Les anarchistes…
Quelle idée ! Est-ce l’occasion de les mettre en cause quand on remarque, non sans sourire, que certains d’entre eux crient : Vive Loubet ! Est-il rien de plus édifiant ? Loubet est précisément l’intègre politicien qui, se sentant des entrailles de père pour les voleurs du Panama, tourna son juste courroux contre les compagnons anarchistes qu’il fit traquer comme malfaiteurs. Vive l’anarchie ! Vive Loubet ! Le temps a de ces surprises…
Mais revenons aux cartoucheries et autres fabriques d’engins qu’une épidémie spéciale contamine — ou plutôt : mine. Après Lagoubran, c’est Marseille, Toulon. L’écho retentit, se répercute. C’est au polygone de Bourges où par deux fois des bombes éclatent. Les explosions se multiplient. Le bruit se rapproche. C’est à Paris, au Laboratoire central où se triturent poudres et salpêtres. La panique échevelée grandit. C’est ici, là, un peu partout sur le sol de ce pays que des artilleurs, sans flair, ont ingénument saupoudré de produits qui sautent en vieillissant.
Les voilà, les dynamitards !
Des maladroits, des fous dangereux, préparateurs d’écrabouillements, entassent dans nos sous-sols leurs poudres de Perlinpinplomb. Changement de décor : la maison craque. Le tableau n’était pas prévu. Ce n’est pas la dernière féerie. Les machinistes continuent…
Par ordre des gouvernements, on sème la graine de mort, il est normal que les peuples récoltent la tempête et la foudre. Quand la patrie fourbit ses armes, elle atteint, comme pour s’entraîner, quelques passants inoffensifs. C’est l’apéritif des guerres, solides festins, vastes carnages en l’honneur de l’Autorité. Que l’on veuille donc bien nous faire grâce des attendrissements officiels sur les blessures des victimes : on croirait voir un chourineur plaignant le pante qu’il a refroidi.
Les récentes actions d’éclat des bombistes de la patrie donnent une notion exacte de leur science et de leur inconscience. Nos artilleurs sont tous pareils ; ils ne font jamais rien exprès.
L’exemple accourt sous la plume.
Regardez le général Mercier, Mercier au nez légendaire, se doutait-il en allumant certaine mèche antisémite qu’il ébranlerait l’État-Major ?
Et le capitaine Dreyfus lui-même qui reste, ses lettres en font foi, le type de l’officier chauvin, ne pensez-vous pas qu’il protestera en apprenant l’explosion d’antimilitarisme dont son cas fut l’heureux prétexte ?
Un autre grand artilleur, le tsar, lance à son tour un pétard qui, dirigé contre les Armements, signifie, qu’il le veuille ou non, ceci d’abord : À bas l’Armée ! En vain pourrait-on prétendre que dans son projet l’empereur cherche uniquement le moyen de faire des économies. Un patriote ne fait pas de « gratte » sur l’étoffe de son Drapeau ! Quoi qu’il en soit, le projet-bombe appelle l’attention des foules. L’engin du tsar sera compris comme celui qui jadis lézarda symboliquement les murs de la caserne Lobau. Croyez-vous pour cela que Nicolas perçoive la voix des choses ! Un courtisan l’étonnerait en lui disant :
— Majesté, les poudrières et les casernes vous font leur cour en sautant.
Envoi
Prince, Tsar que les historiens s’apprêtent sans doute à classer sous la rubrique ingénieuse de nos Césars anarchistes, à toi je dédie cette feuille ! Tu permettras, Compagnon, que je l’adresse en même temps aux camarades qui ne sont que les empereurs d’eux-mêmes.
Ceux-là, par ces temps troublés, ne sont pas dupes des apparences : ils savent que si tu parles de supprimer tes hussards, tu doubles, contre tes moujicks, le nombre de tes gendarmes.
Ils se doutent bien d’autre chose.
Ils pensent, à propos de « l’Affaire » qui remplace avantageusement la vieille Question d’Orient, que le militarisme a fait ses preuves, et que même démocratisée l’Armée n’en vaudrait pas mieux. C’est contre l’Armée qu’ils sont — la qualifiât-on nationale ! S’ils ont revêtu, quelque jour, la tunique aux boutons de cuivre, ils n’en concluent pas pour cela qu’ils en sont de cette armée ; ils n’en sont pas plus, en somme, que les détenus libérés ne sont des Maisons Centrales. Le renouvellement du personnel galonné ne les intéresse pas : toutes les épaulettes se valent. C’est contre l’Armée qu’ils marchent.
Ils croient que la Magistrature, cour de Cassation comprise, est une louche association au service des capitalistes. Ils sont contre la Magistrature — la prétendît-on épurée ! Le respect de la Légalité ne les passionne pas : ils observent qu’au nom de cette légalité tous les jours on frappe des hommes dont le crime fut d’avoir eu faim et de s’être redressés, pour vivre. La plus grande infamie du siècle n’est pas, selon eux, telle injustice ; mais bien « la Justice », le Code. C’est contre la Magistrature qu’ils se plaisent à porter des coups.
Je suppose que fort peu d’entre eux verseront dans la politique : ils n’aiment point l’équivoque et ne sauraient pas, dans le rang, s’inspirer du chef de file. Sans directeur de conscience, ils bataillent pour le plaisir. Les rhétoriciens de la Sociale, prometteurs de bien-être futur, ne les entraînent pas à leur suite. C’est immédiatement qu’ils veulent vivre : c’est sur l’heure qu’ils s’affranchissent des tutelles et des mots d’ordre. Rien ne les enrôle. Chacun sa route ! Au cours de tous les événements, en dehors de tous les partis, ils lancent le cri de révolte.
Tsar ! prince des Sibéries, ceux-là ne désarment pas…
Zo D’Axa, dans La Feuille, reproduit de l’anthologie Les Feuilles, (1897-99).